samedi 14 avril 2012

Les amants 4

Texte pour le projet de livre.



Les amants


     Quand tu te penches et qu'on ne voit plus ton cou, qu'il ne reste plus rien de ce qui te fait. 
        Quand ton port ne porte plus rien et que tu ne reconnais plus comme un être la personne qui est devant toi, mais que tu vois une machine d'usine qui marche, qui gesticule et qui sert. 
        Quand on t'a coupé la tête pour que tu ne t'éloignes plus, pour qu'il ne reste de toi qu'une chair mal instruite, docile et efficace.
     On ne t'appelle plus.

     Imaginez-vous une salle remplie d'esprits qu'on n'a jamais su assumer et qu'on a donc mis à l'écart de leur support.
     Imaginez-vous qu'on a coupé la tête de cinquante hommes pour suffire à la société, que cette somme d'humains déchirés fassent fonctionner d'un seul pas leur monde par le seul mécanisme de leur corps.
     Si, dans tout ce que vous voyez ici, vous observez une once de bon sens, vous m'arrêtez.

     Les hommes sans tête marchent mais ne se retournent jamais.
Ils n'ont pas le loisir de contempler leur monde, pas le réflexe de s'arrêter de marcher, et encore moins celui de parler.
     Les têtes, elles, sont saignées à blanc pour être cloîtrées dans une pitoyable cage.
     Un exil forcé d'une force mentale.
     Un principe de vie torturé.

   C'est un nuage de spectres flottants, une masse chercheuse de prouesses corporelles qui ne peut trouver son binôme autrement que dans l'agression physique de quelques automates traînant par là. Des corps devenus fous par la déchirure qu'on répare violemment et qui ne peuvent supporter cette vigueur.
    Ça succombe.

    Une gravité suspendue dans les airs, un amas d'âmes.

    On les décroche de leur magnétisme corporel et on les cache, mais l'attirance physique d'un amant ne se dément pas.
    Elle reste.
    Dans son droit.

    On les a migrées au centre de la terre avec toute une croûte pour les contenir, et on les a exploitées. Elles font noyau de ce vide qui les entoure et font tourner ce monde. Elles maintiennent les hommes sur pied, mais aucun corps ne se doute de son inclinaison, tous se figent devant leur labeur et tendent le bras. Il ne faut jamais espérer un geste en arrière ou une secousse sismique. 
      Quand tous ignorent pourquoi ils tiennent debout tandis qu'en bas, au milieu, on tangue d'impatience, on s'agite, on s'évertue à se dépêtrer tant et si bien qu'on fait tourner les corps autour de soi sans jamais pouvoir les atteindre.
    On ne peut pas attraper son ombre.

    Tout juste si on peut espérer qu'un jour un tas de cinquante corps fatigués s'immobilisent au centre de ce qui les constitue, aperçoivent la vérité de leur être et disparaissent au sol, s'allongeant de toute leur chair sur terre, attendant la remontée des têtes qui, à force d'impatience auront su comprendre le temps de latence nécessaire au rappel d'une nature qui ne peut être bafouée.
    Si les morceaux se recomposent, s'ils se lèvent et se retournent, on dira alors qu'on ne peut tenir loin et longtemps l'un de l'autre un homme et sa tête.

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